mardi 13 décembre 2011

Comment sait-on qu’on aime ?

Quand il est là, nous ne pouvons douter de sa présence. Mais dès que nous cherchons à le définir, l’amour prend un malin plaisir à nous échapper. Enquête sur un sentiment qui résiste à toute logique.


Quels critères, quels signes nous assurent que nous aimons vraiment ? Si, comme Jean Cocteau, nous pensons qu’il n’y a pas d’amour, mais seulement des "preuves d’amour", qu’est-ce qui, dès lors, fait preuve ?

La fidélité ? Non. La fidélité est affaire de tempérament, d’éthique personnelle, de rapport au corps, mais ne prouve rien quant à l’amour que l’on ressent ou non pour son conjoint. Nous savons bien que le désir sexuel pour une personne peut tomber et l’amour, rester. La mémoire des dates anniversaires ? L’offrande de cadeaux ? Le désir de passer le plus de temps possible avec l’autre ? Non plus, car, là aussi, il est plus question de caractère, de goût, d’éducation.

Le bouleversement

Alors, comment savons-nous que nous aimons ? « Tout d’abord, il ne faut pas confondre l’état amoureux et l’amour, explique l’écrivain Michel Cazenave (auteur d’ Histoire de la passion amoureuse, Lebaud, 2001). Au début, ils se présentent de la même façon, une sorte de bouleversement de l’être tout entier dont la Phèdre de Racine rend compte par ces quelques mots : “Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue.” » Cet état paroxystique et un peu théâtral, les neurologues et les psychiatres l’assimilent aux névroses obsessionnelles. Il dure six mois, un an maximum.

« C’est ensuite qu’apparaît la vérité du sentiment, poursuit Michel Cazenave. Quand cet emballement se métamorphose, on se rend compte alors que ce qui est important pour nous n’est plus notre petite personne et le plaisir que nous tirons de notre partenaire, mais l’autre, devenu indispensable comme s’il détenait notre principe vital. »
Le temps nous révélerait donc s’il s’agit ou non d’amour. Mais quelles autres preuves encore ?

La demande

« Avec Irène, j’étais attentif à ce que je disais quand, d’ordinaire, avec les femmes, je suis plutôt du genre insouciant et joueur, explique Georges. Je n’avais pas envie d’étaler ma vie mais, au contraire, de maintenir un jardin secret afin de de la protéger de ce qui aurait pu la blesser. J’éprouve du respect pour elle, et je sais que je l’aime parce que je fais des efforts pour la garder. » Laurence, quant à elle, raconte que « certains jours, je ne sais plus si j’aime Hervé ; je me sens indifférente. Puis, grâce à un geste qu’il fait, aussi banal que de se passer la main dans les cheveux, ou à une réflexion qu’il lance, dans ce langage que moi seule peux comprendre, je suis troublée, émue. Je sais alors que l’amour est là, même s’il devient parfois imperceptible. »

Temps, respect, trouble, les preu-ves varient au gré des individus. « Mais surtout, elles ne prouvent rien, affirme Alain Guy, psychanalyste et professeur à Paris-VIII. Elles sont une tentative pour savoir quelque chose de l’amour, alors que l’amour et le savoir sont deux notions qui s’opposent. L’amour est une magie, quelque chose d’incongru qui surgit dans l’existence et qui est de l’ordre de l’insu, de l’inconscient. Il n’a donc rien à voir avec la raison. Mais cette irruption bouleverse tellement le sujet que celui-ci essaye de rétablir de la logique, du sens, afin d’être sûr qu’il n’est pas fou. Quand on aime, on passe son temps à interroger l’autre pour déchiffrer la place que l’on occupe en lui. Et cette façon que l’on a de réclamer à l’autre des signes de son amour prouve que l’on aime. » La formule de Cocteau devrait donc être complétée : il n’y a, en réalité, ni amour ni preuves d’amour ; il n’y a que des demandes de preuves d’amour. C’est lorsque nous ne pouvons plus vivre sans réclamer à l’autre des signes de son amour que nous savons, à coup sûr, que nous aimons.

Le trouble du corps

Et puis il y a le corps. Un corps impatient, un corps qui attend l’aimé, qui réclame sa voix, son regard, sa présence. Pour Catherine, elle est là, la preuve : « Quand j’aime, l’autre me manque. Que je sois au travail, au cinéma ou en train de discuter avec une amie, l’aimé me revient par bouffées dans la tête, et je ressens son absence. C’est une tension qui ne se relâche que lorsqu’il apparaît. »

Chantal Thomas (auteur de Comment supporter sa liberté, Rivages, 2000), philosophe et écrivain, renchérit : « Je sais que j’aime quand le monde acquiert une sorte d’éclat, de relief suraigu beaucoup plus captivant que dans les autres moments de la vie. Par exemple, pour moi qui aime me promener, il y a dans ces moments-là une sorte de rehaussement de tout ce que je vois, non pas parce que j’irais ensuite raconter à la personne aimée ma promenade, mais par le simple fait que cette personne existe. Cela me met sexuellement, intellectuellement, émotionnellement dans un état où tout est plus intense. » Plus que la raison, ce serait donc notre corps qui nous renseignerait sur le sentiment d’amour, par la façon dont l’aimé l’habite même lorsqu’il est absent, et par la manière particulière que nous avons, en sa présence, d’être réceptifs à ses gestes, ses attitudes, ses expressions, son odeur, son grain de peau.

Le manque

Ce sont d’ailleurs ces mêmes détails qui, un jour, nous révèlent notre désamour. Inès se souvient de ce matin où elle est entrée dans la cuisine alors que son mari prenait son petit déjeuner. « Sa façon de tenir sa tartine, les mots qu’il disait, l’odeur qu’il dégageait m’indisposaient. Exaspérée, j’ai levé les yeux au ciel, mais quand j’ai surpris le regard de ma fille sur moi, j’ai eu honte. J’ai su qu’elle venait de comprendre, au même instant que je le comprenais moi-même et sans que j’aie besoin de prononcer le moindre mot, que je n’aimais plus mon mari. »

Pour Inès, le corps de son mari était devenu « de trop ». Or, aimer, c’est rechercher l’autre, puisque lui seul nous permet de nous sentir complet. « Ce que l’on recherche dans l’amour, c’est quelque chose qui nous manque sans que l’on sache ce qui nous manque, explique Alain Guy. Mais l’autre, par sa seule présence, a ce don de nous apporter une plénitude qui nous rend léger, transporté, aérien. Le destin de l’être humain est de vivre dans un manque existentiel impossible à combler, et pourtant, aimer, c’est, malgré tout, demander à l’autre quelque chose qu’il n’a pas, mais que sa présence vient combler quand même. Raison pour laquelle Lacan disait : “Aimer, c’est donner ce que l’on n’a pas.” »

Le mystère

A quoi sait-on que l’on aime ? Peut-être vaut-il mieux, justement, ne pas le savoir, comme nous l’enseigne le mythe de Psyché. Cette héroïne de la mythologie grecque partage avec le dieu Eros des nuits enflammées. La seule condition que pose celui-ci à leur amour est que la jeune femme ne cherchera jamais à le voir. « S’il ne veut pas se montrer c’est probablement parce que c’est un monstre », soufflent à son oreille les sœurs de Psyché. Aussi, une nuit où il s’est endormi, Psyché se lève, va quérir une lampe et éclaire Eros. Le dieu de l’amour se révèle alors si beau que la jeune femme en tremble et qu’une goutte d’huile brûlante tombe sur le corps de son amant, qui se réveille et s’enfuit. Psyché paye donc la connaissance acquise par la disparition de l’amour, ce leurre délicieux qu’il faut se garder de trop interroger car, à vouloir le maîtriser par la pensée, on risque de le voir s’envoler.

Qu’est-ce que l’amour ? C’est cette chose surgie d’on ne sait où, qui vient représenter on ne sait quoi, un presque rien qui peut, pourtant, faire basculer notre vie. « Certaines personnes perdent régulièrement leurs clefs, d’autres se foulent la cheville ou le poignet, d’autres encore ont des accidents de voiture à répétition sans pour autant interroger la nature de ces actes, reprend Alain Guy. Eh bien, l’amour est un peu l’équivalent d’un acte manqué, au sens où on peut le vivre cinq ans, dix ans ou toute une vie sans jamais l’interroger. » Françoise Dolto, à qui Willy Barral (In Françoise Dolto : c’est la parole qui fait vivre de Willy Barral, Gallimard, 1999) demandait pourquoi les époux – même passionnément amoureux – voyaient souvent leur désir sexuel s’amenuiser au fil des années, donnait cette superbe réponse : « C’est tout simplement qu’ils font trop souvent l’amour, mais sans s’en rendre compte, la nuit, quand ils dorment ensemble. […] On ne communique jamais autant que la nuit à travers nos inconscients qui se libèrent. » Milan Kundera ne dit pas autre chose lorsqu’il parle, dans L’Insoutenable Légèreté de l’être(Gallimard, 1989), du bonheur que représente le sommeil à deux : « L’amour ne se manifeste pas par le désir de faire l’amour (ce désir s’applique à une multitude de femmes), mais par le désir du sommeil partagé (ce désir-là ne concerne qu’une seule femme). »

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